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La peinture commence aussi loin qu’on puisse trouver des
signes et continue de s’étendre comme au premier jour. De la précision du trait
pariétal aux équilibres penchés de Tal Coat, c’est le même instinct de trace
qui est à l’œuvre. Le geste qui avance la main vers la surface pour venir la
griffer ou la recouvrir compte parmi ceux qui fondent l’espèce, comme la parole
ou le rire. La peinture dessine la permanence de notre passage dans la longue
histoire. Le travail de GL montre que
cette expérience reste neuve.
Pas de séries mais plutôt des familles de tableaux, ou encore des continents. Grands formats, petits formats, surfaces très denses à l'huile, peinture sur toile brute, papier journal, etc. . Toutes ces familles sont alimentées de concert et travaillées de manière séquencée, sans qu’il y ait de stratégie. Pourquoi séquence ? Une famille se crée et suit son temps propre, imprévisible, qui peut aussi bien s’interrompre en renvoyant ou pas à une autre séquence, un autre tableau laissé en attente. Le chemin de chacun s’inscrit dans une durée vivante, avec ses arrêts et ses reprises. Un geste abandonné peut trouver un écho sur un autre continent et préparer en même temps son resurgissement à l’intérieur de sa propre famille. Ce jeu d’échos trame au fur et à mesure une lisibilité. Ainsi s’établissent plusieurs gestes qui ont leur mouvement propre et une certaine constance de composition avec l’espace alentour, un périmètre émergé de relation et d’unité entre des touches à tonalités diverses. C’est cet aspect particulièrement sensible dans les grandes toiles qui me retient. Le texte de Deleuze Occuper sans compter : Boulez, Proust et le temps éclaire ce principe de liaison et d’unité particulière au type de figures que l’on rencontre dans cette peinture : « la manière dont des bruits et des sons décollent des personnages, des lieux et des noms auxquels ils sont d’abord rattachés, pour former des motifs autonomes qui ne cessent de se transformer dans le temps, diminuant ou augmentant, ajoutant ou retranchant, variant leur vitesse et leur lenteur » et plus loin « la vie autonome du motif, en tant qu’il passe par des vitesses variables, traverse des altérations libres, entre dans une variation continue ». La toile n’est pas enduite et se laisse pénétrer par la liquidité de la couleur, ce qui donne l’impression d’une couleur dans la toile plutôt que dessus. A quoi il faut ajouter des variations de consistance interne à la couleur liées à l’épaisseur du mélange, qui creusent la perspective des motifs. On obtient des corps ancrés dans la trame du tissu à différents degrés et qui s’en détachent plus ou moins. Ce sont là plusieurs gestes, les uns laissant la couleur s’imprégner et décider de ces contours, les autres poursuivant ou marquant le coup à la surface. Plusieurs motifs, autant de gestes de peinture, qui l’un après l’autre, instaurent une communauté d’espace, et finalement son unité. A première vue il n’y a pas de figure. Sauf de rares indices identifiables (dont on conçoit mal qu’ils soient de simples accidents), les autres motifs pris séparément sont plutôt des signes ou des gestes de libre peinture. Rien ne semble assigner à ces gestes une fonction figurale. Et cependant les deux ou trois indices perçus plus tôt ont commencé à étendre les axes d’une distribution spatiale. Ils sont le point de départ d’une curieuse continuité qui reporte de proche en proche un caractère de figure. Il se produit une espèce de figuration par induction entre des éléments hétérogènes : lignes vives et lentes, courbures enfoncées, griffures ponctuées ou errantes, triangles flottants à demi ouverts, vaguelettes, esquisses d’architectures repliant leurs arêtes, stries et pétales échappés des doigts, sauts de l’ange de brindille à pavot… Gestes et signes se précisent ou estompent leur contour à différentes hauteurs. Certains aspirent à des figures qu’ils peuvent trouver et tenir, d’autres sont en voie de repli et laissent l’avènement à la touche seule. Le regard compose avec ces différentes hauteurs et les entraîne dans un jeu de correspondances et de répons. On arpente la carte d’une dissémination où les espacements et la blancheur maintenus par la toile brute dessinent des voies de circulation. Les quelques indices mieux identifiés soutiennent des champs de reconnaissance et affermissent la trame de l’espace. On traverse un univers composite fait de figures allant leur chemin propre et prises à différents stades de leur développement : coexistence de l’état larvaire et de la ruine, saut du distinct vers l’indistinct (ou le contraire), interstices éclairés de lumière filante. Peinture et dessin se confondent dans un même flux. On pourrait parler d’une peinture qui dessine, se délestant en route de sa charge d’être de la peinture. Et lentement émerge de ce complexe de notations une perception claire, un substrat lumineux qui se dépose dans la mémoire. A cela nous reconnaissons la peinture, signe qui s’oublie, signe lent, lent à venir et prompt à céder le pas. Sa condition demeure: prendre le temps, laisser venir et revenir. Laisser insister sans savoir ce qui vient, et qui vient. Et pareillement pour celui qui reçoit, « aller à rebours vers la genèse du tableau » écrit Paul Klee, refaire lentement le chemin du tableau. . |